CHAPITRE II

Dans l’obscurité, les trésors de mon beau-père recouvrent leur empire sur notre logis. J’ai passé l’âge où l’on imagine que la Joconde – Keep smiling ! – abandonne son sourire dans le dos du dernier gardien, que Lazare au tombeau se relève la nuit pour aller souper. Malgré tout, les sortilèges de l’ombre et du silence sont si puissants que les chefs-d’œuvre amassés par cette grande famille européenne, leur pesanteur historique, leur délabrement même, me mettent soudain en cause jusque dans notre amour, jusque dans mon sommeil : je suis le seul à n’avoir rien à perdre dans cette aventure périlleuse d’un amour en commun, d’un sommeil en commun, toujours recommencés. Velázquez et Chardin, Frans Hais et Boucher me le font rudement sentir. Mes mains sont vides. Je sais maintenant que jamais je n’obtiendrai de la vie qu’elle me permette d’accrocher à mon tour un petit tableau à la suite des autres, derrière ceux du legs de l’oncle Bobislas, si l’on veut. D’ailleurs, il n’y a plus de place sur les murs. Comme dans une concession à perpétuité de haut lignage, ardemment convoitée, j’arrive déjà en surnombre.

Ma femme, qui s’appelle Sophie, est née Rostopchine, ou peu s’en faut. Ses parents, d’origine slave, comptent de nombreux collectionneurs, des diplomates et un astronome : mon beau-père. Celui-ci est accueilli à télescopes ouverts dans tous les observatoires du monde. Suivi de son épouse qui porte les lentilles et les astique de temps à autre d’une peau de chamois fervente, il saute du mont Athos au pic du Midi, enjambe le Grand Canyon du Colorado et, jubilant de prendre en faute le Soleil, ou la Lune, ou les étoiles, arpente les continents sans regarder où il met les pieds, dans la mesure où les guerres le permettent. Ce qu’il observe à l’œil nu, lorsqu’il passe chez lui, l’enchante beaucoup moins.

J’ai connu Sophie quand elle avait quinze ans, sur la place de la mairie, à Sevrette, dans les Hautes-Pyrénées. Elle s’essayait à fumer la pipe avec ses compagnes devant les affiches de la mobilisation générale qu’elle transposait en termes de livret scolaire. L’appel des fascicules se confondait dans son esprit avec la rentrée des classes. Elle supputait les chances que lui laissaient l’intransigeance de Chamberlin, l’inertie de Daladier d’échapper à l’examen de passage auquel elle avait gracieusement échoué avant les vacances. Elle devait rejoindre le lycée Victor-Duruy dans les premiers jours d’octobre, et moi Louis-le-Grand. Nous désertâmes avec la complicité supérieure des événements.

Sous couleur de nous aimer, nous fîmes de longues promenades. Elle m’apprenait, comme il se doit, à reconnaître les champignons, les fleurs, les étoiles. Je lui enseignais la géométrie plane, le culte de la Patrie, le respect de la Famille. Car, je ne prétendais pas à l’épouser. Trop de choses nous séparaient : l’aristocratie de sa condition, sa religion qui la rattachait à une secte de l’Église byzantine fort jalouse de son recrutement, la fortune de ses parents convertie en tableaux de maîtres et en instruments d’optique.

La défaite nous surprit la main dans la main. Une voix s’élevait pour dire : « Français, restez là où vous êtes, n’encombrez pas les routes… » C’est ce que nous fîmes. Nous avions bien compris qu’elle signifiait : restez où vous en êtes. Nous ne nous cherchâmes pas d’autres chemins. Comme à ces jeux de société où les couples de danseurs doivent se figer sur place et conserver la pose, nous ne pouvions plus rompre notre alliance sous peine de haute trahison. L’inconstance d’un seul amoureux risquait de compromettre l’équilibre d’un pays qui avait autant besoin de fidélité que d’immobilité. Pour contribuer au salut précaire d’une civilisation, nous devînmes des réfugiés du cœur. On nous fiança entre deux alertes. J’aimais cette main dans la mienne.

Quelques mois plus tard, je reçus deux sommations, l’une du Service du travail m’enjoignant d’avoir à partir pour l’Allemagne, l’autre de mon beau-père m’enjoignant d’avoir à épouser Sophie. Entre deux sursis je ne choisis pas le moindre : je partis pour l’Allemagne. Jusqu’alors, le désir de préserver à tout prix toute chose d’avant-guerre, de conserver le passé, de réserver l’avenir, nous avait tenus confits en enfance. Nos anniversaires s’accumulaient ailleurs, sous l’effet d’on ne sait quel moratoire, avec les quittances de loyer impayées par les prisonniers. D’autres serraient dans leurs armoires des pains de sucre, des paquets de cigarettes tachetés de rouille, des bougies à six sous ; nous, nous stockions des rites câlins, de menus fétiches, des mots sans suite. L’Occupation dérobait à Sophie sa crise de croissance, elle me volait ma vie de garçon. L’existence était remise à plus tard. Dès la gare de l’Est, j’avait tout à apprendre.

J’allais entrer en troisième année d’études, lorsque l’armistice me ramena en France dans un camion américain. J’embrassai en dix langues mes compagnons d’exil et la nièce du seigneur qui m’avait accueilli parmi ses valets de ferme, à la faveur de la débâcle. Nous échangeâmes des prénoms, des adresses, des gages, et Albertina d’Arunsberg me fit jurer de revenir la chercher quand je serais un peu moins vainqueur. La première plaque tournante que nous rencontrâmes nous dispersa. Sans doute aurais-je pu pousser plus avant l’expérience. Une chance ultime me fut consentie de connaître d’autres femmes, de nouveaux amis, la guerre que je n’avais pas faite. C’était à Ulm, pendant le retour. Fourbus d’espérance, nous étions alignés devant la citadelle sous laquelle pourrissaient deux cents cadets allemands. Nous chantions : Ça sent si bon la France, sans penser à mal. On parlait de typhus par-dessus nos têtes. Prisonniers et travailleurs mêlés, nous hésitions à franchir le seuil de cette enceinte. Le drapeau tricolore, dont nous saluions à nouveau les prestiges au-dessus de la poterne, conjurait-il les épidémies ? Ça n’était pas l’avis de notre chef de groupe, une baderne pittoresque avachie par quatre années d’oflag, dont les ressorts se détendaient brusquement. Il prophétisait qu’on allait nous mettre en quarantaine, peut-être nous tondre, et appelait de sombres tourments sur nos libérateurs. La putain du convoi qui serrait depuis Linz un enfant mort entre ses bras appréciait en connaisseuse. Du haut de la muraille, les autorités militaires, nos compatriotes donc, nous intimaient de plus belle l’ordre de pénétrer. Nous tenions fermement. Ceux qui avaient rêvé d’une soudure grandiose, qui avaient répété au plus profond des ténèbres les gestes d’une jonction fameuse – Dr Livingstone, I suppose ?… I’m Stanley – en étaient pour leurs frais. Alors, le vieux colonel qui portait encore ses galons sur ses manches, comme à bout de bras, s’avança jusqu’au pied des remparts et demanda à parler au chef de la place. Un jeune colonel, qui portait ses galons sur ses épaules, apparut au créneau. Le couchant fit scintiller, de part et d’autre de son visage rose, cinq barrettes de métal blanc. Une bonne santé manifeste, un grand coutelas qui lui barrait les flancs, des diamants à peine trop frivoles pour un colonel et une certaine manière de dire : « Nous avons travaillé avecPatton », lui donnaient l’air d’avoir été promu dans un abattoir. A Chicago plutôt qu’à la Villette. Il était entouré d’une poignée de mécanos armés jusqu’aux genoux.

— Eh bien, petit père, dit-il, ça carbure de travers ?

Notre baderne, sublime dans son uniforme rafistolé, s’assura d’un regard que nous le soutenions, puis il commença d’injurier cet héroïque gigolo avec une grande patience. En quelques minutes, il entreprit de l’initier à une tradition séculaire de l’invective de quartier ; il l’engueula comme un enfant de troupe, comme un caporal, comme un adjudant, comme un sous-lieutenant, comme un capitaine ; il lui fit descendre et remonter toute la hiérarchie du gueulai ; il lui fit faire ses classes ; il le dégrada, là, devant nous. Et nous eûmes le sentiment que l’autre devrait suer le sang pour regagner jamais chacun de ses galons. Quand ce fut terminé, le vieux colonel se tourna vers nous. La citadelle lui appartenait, le drapeau ne flottait plus que pour lui.

— Et maintenant, décréta-t-il, sur Paris à marche forcée… Qui m’aime me suive !

La putain sortit du rang, quelques camarades l’imitèrent. Nous les vîmes disparaître au tournant – sentinelles, ne tirez pas ! Ils s’aimèrent et firent des voyages. Ils réquisitionnèrent des voitures de toutes les couleurs. Ils allèrent au Japon, à Baden-Baden, en Corée. Ils sont aujourd’hui en Indochine et le colonel porte ses galons sur ses épaules comme tout le monde ; c’est sa rude goton qui les lui a cousus.

Pour moi, profondément ébranlé par cette querelle d’officiers supérieurs sur les frontières de mon retour, comprenant que le monde s’était fendu en deux pendant mon absence, je me laissai empaqueter vers l’avenir, chatouiller sous les bras, saupoudrer de D. D. T., et c’est couvert de talc, comme un nouveau-né pour l’entrée dans la vie, que je rejoignis Sophie qui m’avait attendu. Ma prime de rapatriement, dont je m’étais promis monts et merveilles, me permit au plus juste d’acquitter le prix de deux places dans un cirque de banlieue. Ainsi entrevis-je que l’existence ne serait pas drôle tous les jours. Le cirque non plus ne valait celui d’autrefois.

On nous maria dans une apothéose de chants et de dorures. Je m’avançai dans ma jaquette de louage sous la couronne byzantine qui pendait de la voûte à quelques centimètres de ma tête, la couronne de Damoclès. Ah ! j’étais bien le roi. Selon la coutume, Sophie vint prendre place sous la couronne voisine. Elle était jolie comme une reine et baignait dans son élément. Le patriarche de Picpus, qui officiait, s’étendit avec délectation sur la famille de Novilis, ses racines, ses alliances, sa geste. Puis, après avoir cherché en vain, dans l’histoire des Perrin, quelque haut fait susceptible d’ajouter à une telle cérémonie, il m’imputa, en désespoir de cause, d’allègres performances dans la Résistance, et si clandestines qu’il était naturel qu’on les ignorât. Je l’en remerciai du coin de l’œil.

Nos parents se tenaient derrière nous, les miens envoûtés par l’émotion et profondément charmés par ces pompes insolites, les siens attentifs et comptables du moindre détail, recensant à la dérobée l’assistance fastueuse venue nous encourager. C’était l’époque où les douairières s’initiaient au chewing-gum. Nous les entendions mastiquer dans notre dos. De nombreux généraux émaillaient les premiers rangs, mais les honneurs allaient à un major de Milwaukee, prodigue de bœuf en boîtes. Sous son court blouson il avait la fesse américaine, une fesse standard qui forçait la considération et ouvrait l’appétit. Je m’en aperçus quand nous fîmes volte-face pour affronter la société et que tout le monde se rua vers le buffet sans plus penser à nous. Je me retrouvai avec 3 000 francs dans ma poche et beaucoup de rouge à lèvres sur les joues. J’étais un homme.

Pendant ma lune de miel, je me glissai dans un bureau de poste pour expédier un message à Albertina, que je signai du nom d’un camarade. Je lui apprenais que j’étais mort à Ulm. Il était ainsi libellé : « Sébastien décédé typhus – Jacques. » C’en était fini des chemins creux et des buissons ardents.

 

Dormir avec quelqu’un, ça n’était pas difficile. Je n’avais jamais fait que ça de toute ma vie. J’avais connu les berceaux d’enfant qu’on arrime au flanc des grands lits puis, très tôt, les dortoirs des pensions, les chambrées des camps. C’était ma règle. J’y avais contracté l’amitié et le respect du prochain. J’aimais sentir mon monde autour de moi, même s’il obéissait à une gravitation étrangère. Je savais comment on finit par déjouer la vigilance d’un pion, celle d’un contremaître, ou plus précisément ici celle d’un buste de Houdon. La complicité de Sophie m’était précieuse. Je m’acclimatais à l’ordre.

Sacha de Novilis eût souhaité que je le suivisse dans ses travaux d’astronomie. Ma myopie et un sursaut de liberté me l’interdirent. A Meudon, où nous étions allés en garçons, je ressuscitai des astres morts, en découvris d’autres qui n’existaient pas, encombrai le ciel par une nuit délirante. D’où je les voyais, les étoiles ne paraissaient pas leur âge. Je leur donnais deux mille ans de moins ; ce qui flattait leur protecteur mais lui laissa estimer que je venais trop jeune dans ce monde si vieux. S’avisant toutefois de ce que le journalisme à quoi je me destinais n’offrait pas les garanties de stabilité et de discipline dont j’avais tant besoin, soucieux par ailleurs d’organiser ma carrière en la liant à quelques-uns de ces principes de perpétuité qu’il chérissait, comme le firmament ou les Musées nationaux, mon beau-père, conservateur de planètes et d’œuvres d’art, décida que j’enseignerais l’Histoire, cette Histoire qui n’est un éternel recommencement que pour le professeur, et me mit à l’école.

Le cours François-Mocqueur, à l’angle de la rue du sergent Mocqueur et de l’impasse Joyeuse, appartient à la ville de Paris. Il lui appartient par ses bâtiments gris où s’abritaient autrefois les bureaux de l’octroi, et plus lointainement un relais de chevaux. Il lui échappe par une aile en briques rouges, ajoutée avec les deniers de la fondation Dupont-Strauss, et qui donne sur l’avenue de Suffren. Cette disparité le confirme dans sa situation frontalière entre un ordre public et un ordre privé, une province canaille et un royaume cossu. Les élèves arrivent par le côté tumulte, les professeurs par le côté silence. Chaque rentrée des classes ressemble d’abord à un rendez-vous. On croit qu’on a des choses à se dire. On se voudrait des mots nouveaux pour ces visages neufs. C’est presque une ambition d’amour. Mais l’Histoire substitue sa liturgie supérieure à l’ivresse de toute découverte. D’heure en heure, d’année en année, les fêtes se font plus convenues, et nos saisons intimes elles-mêmes, et même les visages…

Ailleurs, les écoliers tiennent leurs cartables sous leurs bras, petits hommes d’affaires déjà ; les miens les portent sur leur dos, par deux courroies, comme des soldats d’avant-guerre, pour avoir les mains libres. Leurs ancêtres s’appellent, naturellement, les Gaulois ; sauf Ahmed, ou Labidi, ou Abdallah, car il y a toujours un Arabe dans ma classe, en raison de la proximité de Grenelle. Quand je leur apprends que Bourges c’était Avaricum, certains sont encore bronzés, d’autres retrouvent avec attendrissement un peu de sable dans leurs sandales. Ils confrontent des brûlures, des cartes postales, des trésors de plage. Je les gêne. Ils me méprisent un peu parce que j’ai l’air trop frêle pour quelqu’un de l’autre côté. Ils flairent en moi une grande personne de fraîche date, un traître en somme. Nous ne nous connaissons pas. De grandes bouffées de froid traversent le quartier. Les arbres tremblent. C’est le moment où Sophie dit : « Il faudra passer chez le bougnat pour faire rentrer du charbon. » La boutique est à l’enseigne des Enfants des Arvernes. Vercingétorix, lui aussi, est un Auvergnat. Quand il fourbit ses plus belles armes, monte sur son plus beau cheval et s’en va jeter son bouclier aux pieds de Jules César…

—  Minier, apportez-moi ça ! Minier ou Gonin, ou Truffaud : il se lève toujours l’âme d’une résistance parmi ces jeunes rangs.

… Le dernier coquillage a rejoint, dans mon bureau, les dernières lunettes noires, le dernier canif, le dernier bouchon. Je leur ai confisqué le bruit de la mer. L’année scolaire est commencée.

Suit l’époque de la Paix romaine, qui est également celle de la paix chez soi. On s’étonne de trouver l’automne si radieux. On profite d’un dernier rayon de soleil pour bâtir les arènes de Nîmes, l’arc de triomphe d’Orange, le pont du Gard. Sophie estime qu’on devrait repeindre la cuisine par la même occasion. Le terme d’octobre met un frein à tous ces grands travaux.

Pour la Toussaint, on baptise Clovis. Cet événement fait rentrer les Francs dans la communauté romaine et leur assigne une place prépondérante dans le monde ancien transformé par l’Église. Je pique en hâte un bouquet d’asters et de chrysanthèmes dans le vase de Soissons et nous montons, avec Sophie, au Père-Lachaise, où les Novilis et les Perrin reposent à quelque distance. Entre deux tombes, nous évoquons les cheminements mystérieux qui ont favorisé notre rencontre. Le cimetière nous apparaît comme une jungle inextricable d’arbres généalogiques. Mon mariage aussi m’a fait rentrer dans une communauté tentaculaire. Il me semble qu’il a été célébré par saint Remi et que c’est le Patriarche de Picpus qui a ondoyé Clovis. La généalogie des Mérovingiens n’est pas simple non plus.

Comme nous sortons nos manteaux d’hiver, Charles Martel repousse les Maures à Poitiers. Je vois flotter sur le visage de Labidi, ou d’Abdallah, ou d’Ahmed une mélancolie fugitive. Il se console en racontant à voix préméditée que son père, qui est sous-officier de tirailleurs, a défilé pour le 11 Novembre. Mais les enfants ne s’y trompent pas : les Kabyles qui sommeillent dans de vieilles couvertures, sous les arches du métro, sont les derniers vaincus de la bataille de Poitiers. Ils sont engourdis par la bise. C’est sans doute pour cela qu’ils ont été battus.

Les premiers flocons tombent dans la barbe de Charlemagne. Il est là, au milieu de la classe, avec sa couronne sertie de fruits confits, comme un inspecteur extrêmement honoraire. Les mauvais élèves baissent la tête ; les bons lui savent gré de l’intérêt qu’il leur porte ; il pince l’oreille des meilleurs, avec quelle délectation. Avant de nous quitter, il distribue des encouragements définitifs. On l’entend déclarer :

— Si vous continuez à bien travailler, je vous nommerai évêques.

Le petit Bloch, qui est le premier dans toutes les matières, trouve que ça n’est pas payé.

Il neige. On pense que ça ne tiendra pas. Charlemagne non plus, ça n’a pas tenu. Le traité de Verdun a fait fondre l’Empire. L’Europe se crevasse. La France, l’Allemagne et l’Italie se séparent et se partagent. Je les vois filer dans les rigoles, chacune de leur côté. La terre est couverte de boue et de ruisseaux. J’en ai les pieds humides. Le soir, nous buvons des grogs avec nos amis en échafaudant les projets d’un avenir qui se limite généralement au prochain réveillon.

A l’approche des fêtes, les croisades me chantent un air de croisière. Le jour de l’an à Jérusalem ? Je ne sais pas si cela se fait. Sophie préférerait les sports d’hiver. Ce ne sont que des propos en l’air, chaque année les mêmes, des propos d’entretien pour nous affermir dans le sentiment que nous ne sommes pas encore rouillés, qu’une porte s’ouvrira peut-être. Nous savons, au demeurant, que ces journées appartiennent aux familles. C’est l’époque où les Novilis et les Perrin se récapitulent dans leurs salons respectifs, dénombrent leurs rejetons, les toisent contre le chambranle des salles de bains. Là aussi, nous faisons figure de parents pauvres. Nous voilà toisés à notre tour. Mon beau-père, le plus souvent bloqué par les glaces sur quelque calotte polaire, nous envoie du pemmican et des biscuits d’explorateur, persuadé que nous nous laissons périr d’inanition. Nous les distribuons aux jeunes filles de bonne volonté qui assiègent l’appartement sans désemparer. Car notre quartier est un quartier d’œuvres et l’on y mène, un mois par an, la triple croisade du Soulier des Vieux, du Sabot des Pauvres, du Sapin Doré. Pendant ce temps, Godefroy de Bouillon contracte le goût du luxe en se vautrant parmi des étoffes damassées (de Damas) et des voiles de mousseline (de Mossoul), les chevaliers rapportent de Terre sainte le système décimal et la dysenterie, Philippe Auguste épouse Blanche de Castille pour permettre à Saint Louis de rendre la justice sous un arbre de Noël.

Au moment où l’on tire les rois, j’en fais moi-même une consommation effrayante : Philippe le Bel, Philippe de Valois, Jean le Bon ; sans compter les Henri, qui sont anglais, Dieu sait pourquoi, au début du second trimestre ; et les Charles, en revanche, qui se trouvent alors français, et s’affirment à tour de rôle, ou le sage, ou le fou, ou le bien-aimé, comme s’ils se concertaient pour donner, au milieu de nos désastres, un festival de nos vertus traditionnelles. Quand on sonne à la porte, je dresse l’oreille. Allons-nous entendre la supplique sinistre de Philippe VI : « Ouvrez, ouvrez au malheureux roi de France » ? Ce n’est que le terme de janvier. La défaite de Crécy n’attendrit pas le gérant. Le pays est découpé comme une galette et c’est notre Charles VII qui a la plus petite part. Mais il a la meilleure, celle qui contient la fève : Jeanne d’Arc. Le propriétaire parle de nous bouter hors. C’est chaque fois la même chose.

Les élèves ne s’amènent plus qu’emmitouflés douillettement. Ils n’ont pas tort : un jour, on brûle Jeanne sur la place du Marché à Rouen ; le lendemain, on découvre le cadavre de Charles le Téméraire dans la neige près de Nancy, Un chaud et froid décime la classe. La plupart des bancs se vident. Les mamans passent me voir en revenant du marché, de préférence au professeur de lettres qui est cruel, au professeur de sciences qui est chauve. Dans leur cabas la pharmacie voisine avec l’épicerie, dans leur cœur la panique avec la ferveur. Une montagne de mensonges et de malentendus, élevée par les enfants, nous sépare. Nous ébauchons une amorce de tunnel, puis nous renonçons d’un commun accord. Moi-même je tombe un peu malade. Je m’autorise deux ou trois leçons d’absence, tandis que Christophe Colomb, Magellan et Vasco de Gama cinglent vers les épices. Les caravelles livrent à point le sucre et la cannelle chez les marchands génois. Sophie nous prépare du vin chaud. Je lui transmets la grippe d’Abdallah, ou de Minier, ou de Bloch. C’est à peu près le seul échange entre mon métier et mon foyer, une manière de ne pas tenir ma femme trop éloignée de mes activités.

Un beau matin, en faisant l’appel, je constate que tout le monde est revenu, et c’est la Renaissance ; mon beau-père, entre Greenwich et le Totes Gebirge, traverse son appartement à la recherche d’un diaphragme rare, ma belle-mère soulève quelques housses, et c’est l’entrevue du Camp du Drap d’Or ; nous prenons de nouvelles résolutions pour le printemps qui s’annonce, et c’est la Réforme ; le front collé contre la vitre encore embuée de givre, nous nous hasardons à entrouvrir une fenêtre, et la Saint-Barthélemy y précipite Coligny. Dès lors, je peux poursuivre ma route avec la ponctualité d’un train express. Je sais que je passerai toujours aux mêmes heures aux mêmes stations, que je respecterai l’horaire. L’Histoire m’est un rail de vie exemplaire et je ne connais que trop parfaitement mon parcours. Les premiers bourgeons dorés du forsythia des Tuileries se rallient au panache blanc d’Henri IV et Richelieu construit une digue à La Rochelle pour contenir les giboulées. Chacun de mes gestes assure une correspondance avec un événement mémorable, chaque grande date trouve un contrepoids dans le calendrier de mes jours. Rocroi, Nordlingen, Lens débouchent sur le traité de Westphalie et je me rappelle alors que l’anniversaire de notre mariage doit tomber d’un instant à l’autre. La guerre de Trente Ans s’achève autour d’un gâteau rehaussé de bougies. C’est l’Allemagne, cette fois, qu’on partage, où les incendies provoqués par Wallenstein allument chaque année une bougie supplémentaire au milieu de notre table. L’angoisse de vieillir qui habite Sophie tout entière redouble ce jour-là. Je lui offre l’Alsace et les Trois-Évêchés pour la consoler. Tout s’arrange. Colbert rétablit les finances publiques pour le terme d’avril et nous préméditons un séjour à Sevrette pour les vacances de Pâques. Trop tard : « Il n’y a plus de Pyrénées. » Ce n’est que partie remise. Denis Papin vient d’inventer la machine à vapeur et un ami qui possède une voiture propose de nous emmener. Nous n’avons que l’embarras du choix. Les hirondelles revenues, qui s’assemblent en même temps que les États généraux, incitent Sophie à la promenade. Mais les gens prétendent qu’il y a beaucoup de monde sur les routes et nous apprenons que Louis XVI s’est fait arrêter à Varennes. Quand les bains sur la Seine reviennent s’installer contre le quai d’Orsay, je sais qu’on va bientôt assassiner Marat. La demoiselle qui loue des slips a le visage de Charlotte Corday et je me méfie de ses ciseaux à ongles.

Je me ruine en muguet pour le 18 Brumaire. J’exalte le zèle des pontonniers du général Éblé : afin de permettre à Napoléon de franchir la Berezina, ils font le pont pour la Pentecôte. Puis ce sont les Cent-Jours et les passants, dehors, qui trouvent que les jours rallongent. Je me sens toujours un frémissement dans les artères à la pensée de tout ce que je vais pouvoir mettre en plus dans ces jours-là. En fin de compte, j’abdique moi aussi. Je ne suis plus un paysan, je n’ai pas de moissons à faire.

La Restauration assomme les élèves, mais la monarchie de Juillet leur promet prématurément des distributions de prix, des départs qui chantent. Ils savent que c’est un mois à eux et qu’ils sont au fond les vrais monarques de juillet. C’est pourquoi ils ne comprennent pas comment on en revient brusquement aux Journées de Juin, au Deux-Décembre. Ceux qui prêtent une attention distraite par les mouches nouvelles croient à une brimade, ou qu’on cherche insidieusement à leur faire redoubler la classe. Je leur jette en pâture, comme l’enjoignent les programmes, la naissance du capitalisme, la grande industrie, le droit de grève. Il y a toujours une référence facile à l’actualité. Ils savent que la monnaie de ces mots-là a cours chez leurs parents. Les visages s’éclairent. Je fignole mon succès par un lâcher de pigeons, en larguant Gambetta dans son ballon ; ça tombe bien : c’est l’Ascension.

Pour meubler cette dernière étape qui conduit jusqu’aux guichets des colonies de vacances, je sors de mes manches la T. S. F., les vaccins de Pasteur, le cinéma, le moteur à essence. Je leur dis que ce sont de grands bienfaits pour l’humanité, mais qu’il faut fermer les fenêtres parce que des vapeurs d’essence s’exhalent précisément de l’asphalte en fusion. Je leur apprends que les campagnes se dépeuplent au profit des villes au moment où les journaux annoncent que 800 000 Parisiens quitteront la capitale pour le 14 Juillet. Je sens qu’ils vont emporter de moi l’image d’un menteur et d’un mauvais coucheur… lorsque nous prenons pied, tout d’un coup, sur ce sol privilégié où l’Histoire raconte, enfin, leur histoire. Ils ont un grand-père qui a fait la Marne, un père qui a fait Dunkerque, la suite leur appartient ; à eux qui ont rampé en couches-culottes sous les Stukas, qui ont croqué des biscuits vitaminés, qui ont entendu le canon dans le Champ-de-Mars, qui ont suivi des femmes tondues sur le boulevard, qui savent que le moteur est maintenant atomique. Ils n’ont plus qu’à se reporter à leur journal habituel, je les abandonne à la rue.

Et j’attends qu’octobre ma ramène, avec le premier frisson des feuilles rousses, une autre promotion de petits garçons dont les ancêtres s’appelaient autrefois les Gaulois.

Les premiers temps, je m’étais accommodé de cette facilité cyclique. Les années qui s’envolaient me revenaient dans le creux de la main comme des boomerangs. Je confondais volontiers l’engourdissement avec le bonheur. Je ne partageais pas l’anxiété de Sophie penchée sur son corps impeccable pour en épier le moindre flétrissement. Elle éprouvait cette inquiétude des femmes qui les projette dans l’avenir, les fait murmurer : « Dans cinq ans… dans dix ans… dans vingt ans… » et les berce, Cassandre d’elles-mêmes, dans la prémonition de ruines épouvantables. Je n’arrivais vraiment à me sentir vieillir qu’en me considérant à reculons : « Il y a cinq ans, disais-je… il y a dix ans… il y a vingt ans… » et toute une existence pratiquement sans grand relief en tirait plutôt une saveur croissante. Là aussi, nous nous tournions le dos. J’ignore ce que Sophie regrettait dans son avenir, outre la cellulite – sans doute les hommes qu’elle ne croiserait pas, les bijoux qu’elle ne porterait pas, les pays où elle n’habiterait pas – mais je sais qu’elle n’avait pas de passé. C’est le propre des jeunes épouses. Sans cela on ne les épouserait pas. Moi j’étais assez sûr du mien, que je ranimais fréquemment en compagnie de mes camarades. Sophie pouvait en prendre sa part à discrétion, sauf le souvenir de mon aventure avec Albertina que je réservais comme un joyau pour les initiés. Et j’étais parfaitement insouciant de l’avenir.

Puis lentement, il se fit qu’entre mon métier d’écureuil et cette maison qui n’était pas la mienne, ma respiration devint irrégulière. Ce qui m’était apparu comme internat prit la couleur d’un internement. Il arrivait que je m’en allasse. Mes pas me conduisaient jusqu’au viaduc du métro qui se fait aérien à la station « François-Mocqueur ». Sous la carcasse métallique se tenait un marché en plein air. Ses rumeurs répondaient à la tranchée bruissante de la longue rue de l’Énergie, qui marque la lisière de ce canton de Paris où je n’osais pénétrer. Je n’allais pas plus loin que l’école. Après, je n’aurais plus su où m’arrêter. J’aurais continué jusqu’aux Portes. Elles ouvraient presque sur la campagne. C’était par là qu’après l’autre guerre, mon père était arrivé à la ville en souliers vernis. Il avait laissé ses sabots Dieu sait où, peut-être devant les Portes. Ça ne lui avait pas réussi. Il venait de mourir aux Enfants-Malades. C’était assez dans sa manière. Je l’aimais obscurément. Depuis, je portais son pardessus beige et un penchant à la rêverie dans les cafés. J’avais décousu les décorations qui, elles, ne sont pas héréditaires. On trouvait pourtant que je lui ressemblais beaucoup. C’est pourquoi j’évitais désormais les faubourgs : j’avais trop peur qu’on ne m’appelât pour me demander de reprendre le départ. Je revenais sur mes pas. Je me dissimulais dans les quartiers confirmés. Je regagnais ma maison froide qui ne me donnait aucun signe de vie mais qui n’en exigeait aucun. Et je laissais s’assoupir toutes les tentations pour prix de ce confort usurpé d’être un bourgeois clandestin.

 

Or, cette nuit-là, il me vint pour la première fois le sentiment aigu que je dépérissais sur pied. Fut-ce parce que ma visite derrière l’abbé Vincenot m’avait procuré la révélation en coupe du reste de l’équipage, la juste place et les aboutissants de notre maturité dans ces appartements disposés comme des claies ? Fut-ce parce que je me navrais d’entendre, feuille après feuille, notre boule de gui se répandre sur notre couche et que j’en dégageais des symboles implacables ? Toujours est-il que je me surpris à proférer, ainsi que Sophie avait accoutumé de le faire : « On n’a qu’une vie ! »

— Qu’est-ce que tu dis ? articula cette dernière, en se dressant machinalement.

— On n’a qu’une vie.

— Et alors, tu renonces à dormir pour ne pas en perdre une minute.

Elle se leva dans sa longue chemise, fit trois pas en rond, embrassa

d’un œil son domaine familier. Velasquez et Chardin ne la verrouillaient pas.

— Le porte-bonheur a fini par nous dégringoler sur la figure, dit-elle. C’était à prévoir.

Un immense espoir m’envahit ; je crus qu’elle allait formuler, toute ouatée de torpeur, la maxime de notre tristesse, Après nous verrions clair dans nos secrets.

— J’aurais dû la retirer plus tôt, poursuivit-elle, mais je ne peux pas porter l’escabeau toute seule. Ne t’en occupe pas ; je balayerai ces saletés-là demain.

Une semaine auparavant, elle m’avait déclaré : « Tu n’étais pas fait pour te marier si jeune. » Ainsi avais-je découvert qu’au milieu de ses balais, de ses pinceaux, de ses songes, elle éprouvait quelquefois le souci de moi. J’avais protesté, attendri qu’elle m’associât à son désarroi du jour et désireux de m’en détacher du même coup. Ce qui me restait de gouvernement sur notre foyer m’obligeait à forcer les feux de l’optimiste. Je nous savais insuffisamment armés pour le malheur en commun. Il ne m’appartenait pas de reconnaître que, moi non plus, je n’étais pas très heureux. L’eussé-je avoué que c’en eût été fini de nous. Rien ne pouvait m’effrayer davantage. Plutôt que de me résigner à cet échec, j’étais prêt à passer pour un monstre d’inconscience, à jouer l’idiot du ménage, le ravi du foyer. Ce soir-là, pourtant, poussé par quel démon, j’insistai afin de la mettre sur la voie :

— Je voulais surtout dire qu’on n’a qu’une seule boule de gui pour sa vie entière. Ça n’est pas beaucoup »

Ce langage un peu épais, qui contrevenait à toute une politique de pudeur, la déconcerta. Elle n’avait pas, pour l’heure, la tête chagrine. Elle me demanda si j’avais décidé ce que nous ferions le lendemain, A ce moment/un choc assourdi au-dessus de nos têtes suspendit notre attention.

— Décidément, dit Sophie, elle est déchaînée.

Le lendemain ? Par habitude, je me reportais à l’école, non que j’allasse y chercher mes consignes, mais des points de repère. Condé avait gagné la bataille de Rocroi dans l’après-midi et s’apprêtait, comme prévu, à l’emporter à Lens, Turenne après avoir ravagé la Bavière marchait sur la Bohême, le général suédois Kœnigsmarck assiégeait Prague, le pape fulminait, les princes catholiques donnaient la main aux princes protestants pour assurer le démembrement et la réorganisation de l’Allemagne, on palabrait interminablement à Munster et à Osnabrück… Eh ! bien sûr : demain c’était l’anniversaire de notre mariage !

— Cinq ans, dis-je, ce sont nos noces de quoi ?

— Ce ne sont pas nos noces d’argent en tout cas, fit-elle d’un ton pointu.

— Ça ne nous empêchera pas d’aller au restaurant, si tu veux. Ensuite, nous sortirons.

— Toute la journée ?

— Je ne peux pas, tu sais bien que j’ai cours.

— Fais-toi porter malade.

Cette dérogation aux rites traditionnels du mois de mars m’enchanta un instant. Je m’étais octroyé mon angine saisonnière aux alentours du mardi gras. Je n’envisageais rien avant mon embarras gastrique de la mi-mai. Des névralgies pouvaient couper heureusement cette longue période d’assiduité. Je me ravisai :

— Plus tard, certainement. Demain, c’est trop important, c’est le traité de Westphalie.

— Encore !

— Ça n’est pas ma faute,

— Enfin, tu ne vas pas me dire, l’année dernière déjà…

C’était vrai. J’en reçus comme une grande gifle molle. L’écœurement

que je sentais affleurer depuis le début de la soirée ma submergea. Il n’était même plus question d’accuser la monotonie de ma vie, c’était sa rigueur, cette fois, qui m’apparaissait avec une évidence scandaleuse. Car, m’étais-je jamais dicté la moindre de mes lois ? Il n’était que trop clair que mon destin m’arrivait, déjà mâché ailleurs. Ça ne datait pas d’aujourd’hui. Sophie et moi étions, à notre manière, des victimes de l’Histoire ; elle nous avait ligotés jadis par des contraintes actuelles, elle nous étouffait maintenant sous des contraintes dépassées. Ma dévotion à son ordre immuable donnait à mon existence le tour d’une vis sans fin. Je compris que désormais je ne pourrais plus regarder en moi-même sans l’entendre moudre son engrenage dérisoire. Peut-être suffisait-il de faite sauter un écrou quelque part pour rouvrir les vannes de la fortune, de l’aventure, du devenir ? Puisque l’Histoire m’avait détraqué, je détraquerais l’Histoire. Les temps de l’inertie étaient révolus.

Aux approches de l’aube je décidai que cette année-là on ne signerait pas le traité de Westphalie, et il me sembla, en m’endormant, que le monde desserrait sa ceinture.